Elle regarde ses chaussures, cette petite fille… Chaque détail est numérisé par son regard-laser : la couleur qui s’écaille légèrement au bout, le brin d’herbe prisonnier de la bride, les petites fleurs brodées, le cirage qui a débordé sur la semelle : autant de bouées de sauvetage auxquelles son esprit vagabond veut s’accrocher pour fuir cet instant.
Matin de fête des mères, compliment dans l’air…
Un bouquet de muguet à la main, il avait d’abord fallu, le matin, au saut du
lit, réciter ce petit poème dicté à l’école et dont
elle percevait honteusement déjà la trop grande naïveté. Les adultes aiment se repaitre
de la candeur des enfants. Ils la trouvent touchante et régressive, elle fait
croire aux adultes que le monde des enfants est un petit paradis inaccessible,
un atoll perdu dans l’océan de la vie dont on oublie la route quand on prend le
large. Mais la candeur est un mirage : elle n’existe que dans le regard de
ceux qui savent, de ceux qui ont vécu. La vérité, c’est que « candeur »,
c’est l’autre nom que la condescendance donne à l'ignorance quand elle veut s’en attendrir plutôt que
s’en gausser. Pour la petite fille, qui perçoit confusément cette trahison
sémantique, la candeur est donc d’abord une honte ; c’est la marque du
mépris des adultes. Un mépris sucré et bienveillant, mais un vrai mépris tout de même de sa
faculté à regarder la vie avec les yeux de l’intelligence et de la
clairvoyance.
Maintenant, avant de passer à table chez l’aïeule,
dont on fête aussi la maternité, c’est toute la famille qui attend, pendue aux
lèvres de l’enfant : il faut réciter le « charmant » compliment
pour que mamie puisse l’entendre. L’enfant se tortille. Les chaussures ont fait
leur temps : il va falloir se jeter à l’eau. Elle récite le poème entre
ses dents, presque tout bas. Agacement des adultes, déception de mamie, gêne de
l’enfant : le moment est pesant.
Même si le poème était réussi, même s’il était
pertinent, pourquoi cette petite fille prendrait-elle du plaisir à le réciter,
comme un brave petit singe de foire fait son numéro pour ravir le public ?
Dire son amour d’un enfant, pour l’adulte, c’est facile, parce que c’est
gratuit. L’enfant, dans toute sa fragilité, est dépendant : il lui est plus
difficile de dire son amour sans passer sous les fourches caudines de l’affection.
Pourtant, ce n’est qu’une fois le compliment lu
et un baiser déposé sur la joue maternelle que la petite fille pourra enfin s’en
retourner à l’insouciance du présent continu de sa vie d’enfant. On la laissera
tranquille… jusqu’à la fête des pères.