mercredi 5 octobre 2016

« C’est qui Aleppo ? »


L’utilité d’une petite flamme vacillante…

Dimanche soir, place de l’Ange à Namur. Quelques citoyens, des gens ordinaires, ont répondu à l’appel du Collectif Citoyens Solidaires de Namur. Une grande banderole ‘Save Aleppo’ est dépliée.  Des bougies sont allumées. Comme dans le proverbe devenu le slogan d’Amnesty, on allume des bougies pour ne pas maudire l’obscurité. On allume des bougies quand il ne reste plus rien pour habiter le monde et sa nuit que la flamme vacillante d’un peu d’humanité partagée, chaleureuse et désarmée. Elle n’est pas bien vaillante dans son bougeoir de fortune, ma petite flamme chancelante de militante du dimanche. Je ne connais personne. Je me sens bidon, avec ma pancarte griffonnée à la hâte au marqueur noir sur une simple A4.

L’organisateur prend la parole. Il dit des mots nécessaires dans cet espace public. Des mots qui, pour une fois, au-delà du désarroi et de la désolation qui accompagnent les mines graves de rigueur quand on parle de la Syrie, désignent les coupables de ce carnage. Le problème, c’est que ceux qui sont là pour les écouter savent déjà désigner les coupables depuis longtemps. Les autres, la foule qui passe, le brouhaha indécent du monde qui continue de tourner, ne s’intéressera à la Syrie que si on parle de la barbarie de Daech, comme le négatif du cliché de l’Occident civilisé. Comme si cette barbarie-là - réelle et indigne - parce qu’elle nous fascine et est censée nous parler de nous – en creux – devait en éclipser toute autre ; celle d’un tyran (responsable de 80% des quelque 500 000 victimes de ce conflit) qui a commencé par torturer des gamins[1] quand il a senti le vent tourner et a continué, maintenant aidé par son allié russe aux méthodes de caïd mafieux, en massacrant sa population.  Aujourd’hui, c’est Alep qui en fait les frais. Prise dans un tel déchainement de violence à l’égard des civils[2] que tous les observateurs à l’unanimité le qualifient d’inouï, le comparant à Guernica et aux pires crimes de guerre du régime nazi, Alep crie à l’aide. Mais l’aide ne vient pas. Le monde est sourd de son propre brouhaha.  Ce brouhaha du monde qui passe, je l’entends distinctement. Des jeunes adultes, la toute petite vingtaine, passent. Visant le calicot, l’une d’entre eux s’interroge « Mais c’est qui, Aleppo ? ».

Un monsieur est là avec sa fille. Il est Syrien. Réfugié, probablement. Je suis là, debout avec ma pancarte et ma bougie. Je ne fais rien d’autre qu’être là. Il me regarde. Je le regarde, désolée de notre impuissance collective. Il me dit simplement «merci ». Entre la honte de l’imposture d’un merci si peu mérité et l’admiration face à la force tranquille pleine de dignité de ce monsieur, je lui rends son sourire grave avant de suivre le mouvement de dispersion lente du rassemblement. Ce merci-là, ce visage-là me suivent depuis dimanche. Ce monsieur n’a pas vu en moi une militante impuissante du dimanche. Il n’a pas vu en moi la citoyenne d’un état qui n’a pas le courage de se prononcer clairement contre les crimes de Bachar El Assad et de Poutine. Il n’a pas vu en moi une occidentale qui regarde sans rien dire Obama et l’Europe manquer à tous les devoirs de ceux qui vendent leur rêve de civilisation des Lumières. Il a seulement vu un être humain qui était là, debout, avec lui, pour dénoncer de graves atteintes à l’humanité. Il m’a ramenée à ma responsabilité d’être humain. Cette responsabilité est à la fois individuelle et politique ; elle touche à un conflit aux implications complexes, mais elle se résume en fait à un choix simple.

Rien de ce que nous faisons n’a de sens si nous perdons la valeur repère. Cette valeur, c’est la vie et l’humain. Le choix est simple : sommes-nous prêts à défendre la vie humaine ? Ce choix est à la portée de tous ; Citoyens ordinaires sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public, une bougie à la main derrière un calicot ; Journalistes, humoristes, chroniqueurs et écrivains pour rendre visibles les victimes de notre lâcheté ou de notre indifférence ; Responsables politiques qui peuvent dénoncer sans ambiguïté les coupables et forcer ceux qui en ont les moyens à imposer (militairement s’il le faut) une zone de non-survol pour protéger les civils. Il y a des choses à faire, pour tous les gens de bonne volonté que j’ai la faiblesse de croire majoritaires. A commencer par répondre à cette question ; « C’est qui Aleppo ? C’est quoi Aleppo ? ». Aleppo, c’est un appel à l’aide qui nous met face à un choix très simple ; celui d’être ou non des êtres humains debout.




[1] Pour rappel, bien avant d’être infiltrée par des groupes radicaux qui ont profité du marasme et de l’inaction, la révolution syrienne est née d’une indignation légitime exprimée pacifiquement des mois durant et réprimée dans le sang. L’étincelle de cette indignation fut l’arrestation et la torture de quelques gamins, à Deera, qui, inspirés par le printemps arabe, avaient tagué sur le mur de leur école en 2011 « Ton tour arrive, Docteur », référence claire à la formation première de Bachar El Assad ; ophtalmologue.
[2] Les civils, dont beaucoup d’enfants, sont victimes de ces bombardements qui tuent  et mutilent jusque dans les hôpitaux, les marchés, les écoles et même, « grâce » à l’usage de bombes interdites par toutes les conventions internationales, jusqu’aux habitants terrés dans leurs abris souterrains.

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