vendredi 10 mars 2017

Des femmes aussi libérées d'elles-mêmes

Au lendemain du 8 mars…

Les chemins de la liberté sont résolument intérieurs. Aucune libération durable et réellement émancipatrice ne peut être exclusivement le fait d’une opération extérieure à l’individu. C’est pourquoi, au lendemain de la journée internationale pour les droits des femmes - journée nécessaire de lutte et de sensibilisation aussi intelligemment médiatisée que stupidement instrumentalisée jusqu’au non-sens par des publicitaires - je voudrais nous lancer ce questionnement, à nous toutes, les femmes ; jusqu’à quel point nous conformons-nous de notre plein gré à ces représentations de la femme qui nous asservissent ?

Une démarche qui ne peut occulter une lutte cruciale

Autant être claire tout de suite ; il n’est pas question de rendre les femmes responsables au premier chef de ce qui les opprime (l’inversion des responsabilités est malheureusement déjà trop souvent la règle dans notre société habitée par la culture du viol qui blâme systématiquement les victimes de ces violences). Il ne s’agit pas non plus ici de nier ou même de relativiser les logiques d’oppression réelles et leurs conséquences - concrètes ou diffuses, directes ou indirectes, conscientes ou non - sur la vie de toutes celles qui en font les frais.

On ne dira jamais assez, au contraire, à quel point la lutte pour les droits des femmes est essentielle ; combien cette lutte est difficile et nécessaire, aussi bien à travers le monde que dans nos pays dans lesquels nombreux sont pourtant ceux qui semblent oublier que les inégalités sont encore très concrètes. On ne sensibilisera jamais assez au sexisme ordinaire - sans doute le plus difficile à éradiquer -  qui, à cause de son apparente futilité, donne à celles et ceux qui le combattent des airs de passionarias hystériques, alors même qu’il est le ferment réel de toutes les violences et discriminations sexistes observables et quantifiables. On ne rappellera jamais assez que la libération escomptée par la dénonciation du sexisme ne concerne pas que les femmes, mais aussi les hommes, dès lors également libérés de leurs propres stéréotypes de genre qui, s’ils ne sont pas, comme ceux des femmes, source d’oppression, n’en sont pas moins des carcans.

Néanmoins, peut-être n’est-il pas inopportun, après avoir mis en cause la société patriarcale et son fonctionnement dans son ensemble, d’interroger singulièrement notre propre complaisance envers ces stéréotypes.

L’art du paradoxe

Caractérisé par sa finitude et sa touchante fragilité autant que par sa capacité à la réflexion sur lui-même qui lui permet de se projeter dans l’avenir pour inventer son destin, l’être humain est un être de paradoxe. Il lui est possible de s’extraire de lui-même pour dénoncer par de pertinentes analyses réflexives les logiques aliénantes qui habitent la société, tout en s’y conformant au quotidien à titre personnel parce que, comme tout animal social, il a connu un développement qui l’a viscéralement conditionné à une certaine forme de conformité au groupe.

Ainsi, la plupart d’entre nous sommes tiraillées entre, d’une part, une certaine fierté à correspondre aux idéaux de perfection féminine proposés par la société (ou en miroir, la culpabilité de ne pas y satisfaire), et d’autre part, la revendication légitime à ne pas devoir correspondre à ces stéréotypes.

Vent debout

Pour nous, femmes à l’aube du XXIème siècle, différents paradoxes sont opérants et permettent d’expliquer notre ambivalence face aux stéréotypes sexistes. 

Le premier paradoxe oppose à une éducation genrée qui exige des filles d’être de ‘bonnes élèves’, conformes au modèle imposé, des velléités d’auto-détermination de l’individu propres à la post-modernité.

Ainsi, d’un côté, on constate que les petites filles, bien davantage encore que les petits garçons, sont élevées dans l’optique d’être de ‘bonnes élèves’.  Des études tendent à le montrer[1] ; dès la petite enfance, l’éducation des filles les pousse à concevoir l’échec à atteindre un objectif fixé (ou l’absence de perfection dans l’accomplissement d’une tâche) comme une source de honte, à la différence des garçons qu’on a poussés à davantage de confiance en eux face à leurs capacités. Dans notre société, une fille doit être un modèle pour être félicitée, alors qu’un garçon doit entreprendre et faire preuve d’audace pour être félicité.  Ce formatage des petites filles fait de nous, une fois adultes, des femmes aliénées à un idéal de perfection qu’elles estiment devoir incarner. Pire que cela, le soulagement d’être, de ce point de vue, de ‘bonnes élèves’ nous pousse trop souvent - pour nous conforter dans ce statut envié - à jeter l’opprobre sur nos semblables qui s’écartent du modèle.

D’un autre côté, l’explosion, consacrée à la fin des années 60’, des carcans qui structuraient notre société jusqu’alors a plongé l’homme (et la femme) européen dans une profonde angoisse. L’avènement de la liberté consistant à s’affranchir de tout déterminisme biologique, social ou culturel pour prétendre à l’auto-détermination identitaire a également donné lieu à une forme de frénésie  dans la quête de l‘affirmation de soi et de sa singularité personnelle. Dans cette optique, il est crucial pour l’individu de montrer à quel point il est capable de s’affirmer, de marcher à contre-courant, de casser les codes…et donc d’exister en s’affichant en rébellion face aux modèles proposés par la société.

Le second paradoxe qui nous déchire met face aux valeurs judéo-chrétiennes occidentales une constante injonction post-moderne à l’épanouissement.

En effet, nous sommes à la fois conditionnées par les valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles qui consacrent un certain culte du courage et du sacrifice – qui confine parfois à l’amour du dolorisme –  et – à l’opposé - par les codes d’une société du paraître et de l’épanouissement personnel dans laquelle l’individu est sommé de mettre en scène sa réussite joyeuse dans une perpétuelle injonction au bonheur. De ce fait, nous louvoyons entre la plainte liée à la revendication du statut victimaire (preuve de notre sacrifice) et la joie - nécessairement feinte – des gagnantes à qui tout réussit facilement.

Tiraillées au cœur de ces paradoxes qui nous dépassent, nous sommes vent debout, c’est-à-dire clouées sur place par des vents contraires ; sidérées, vouées à un certain immobilisme sur les questions féministes.  

De façon tout à fait concrète, deux stéréotypes très forts et profondément aliénants continuent ainsi de constituer les mèmes de la condition féminine.

La femme, « être orificiel »

Les femmes occidentales du XXIème siècle à qui (la plupart du temps) plus personne n’impose concrètement de code vestimentaire genré, dépensent pourtant une part non négligeable de leur temps et de leur argent à se conformer à l’idéal actuel de la femme sexuellement attractive : mince sans être maigre, pourvue de formes sans être grosse, musclée sans être musculeuse, épilée de façon de plus en plus intégrale, maquillée, accessoirisée… et « sexy » en toute circonstance. Cette injonction au sex appeal est tellement forte qu’elle émerge dès l’adolescence. Nos adolescentes à peines pubères ont déjà intégré cette nécessité d’être affriolantes et cela conditionne de façon déterminante leur estime d’elles-mêmes. Le fait que des magasins proposent aujourd’hui à des petites filles brassières, strings et chaussures à talons est à ce titre révélateur. Si la récente hyper-sexualisation des petites filles a déjà été maintes fois commentée et déplorée, personne ne semble mesurer ce que cela dit du degré de déshumanisation  inhérente à l’image des femmes dans notre société en général.

Car en effet, l’obligation pour la femme d’être « sexy » la renvoie, dans un processus d’essentialisation tout à fait déshumanisant, à sa seule dimension sexuelle. Sa valeur même est ainsi subordonnée au désir de l’homme qui devient ainsi, de façon consentie, le prescripteur ultime des codes de la féminité. La femme est, selon ses envies à lui, couverte ou découverte, voilée ou dévoilée, sommée d’exprimer des émotions positives ou de se taire en souriant. A travers l’idée de la femme définie comme être orificiel (c’est-à-dire ramenée de façon obsessionnelle à ses orifices), Delphine Horvilleur[2], femme rabbin, dénonçait cette obsession du corps de la femme, déshumanisé, réduit à un objet de désir, soumis sans cesse à de nouvelles injonctions. Lorsqu’on songe à la toute dernière et contestée campagne d’affichage d’Yves-Saint-Laurent, on ne peut que reconnaître la pertinence d’une telle analyse.

Pourtant, même celles qui parmi nous sont parfaitement conscientes de la déshumanisation sous-jacente à l’injonction au sex-appeal ne parviennent que rarement à s’en départir. C’est bien là qu’est tout le paradoxe qu’il faut chercher à questionner et à confronter à notre lucidité : je peux passer mon temps, sincèrement convaincue du bien-fondé de ce que je dis, à répéter à mes élèves adolescentes que la valeur d’une personne ne tient pas à son apparence, et dans le même temps dépenser une énergie folle à m’interroger, voire me torturer, sur le regard que les autres portent sur moi, ma morphologie, ma coiffure, mes goûts vestimentaires, ma féminité, ou le soin apporté à l’épilation de mes sourcils. Peu parmi nous peuvent aujourd’hui affirmer qu’elles ont dépassé dans toutes les dimensions de leur vie ce stéréotype aliénant. Il est si puissant qu’il a conditionné notre image de nous-mêmes, notre rapport à la séduction et même probablement  jusqu’à nos fantasmes (nourris à la pornographie masculine) c’-est-à-dire jusqu’à la façon dont nous concevons notre rapport à l’homme, et donc à l’autre, dans l’extrême nudité de notre plus profonde intimité.

La femme, mère sacrificielle

Si la figure de la femme-objet reste un intemporel du stéréotype féminin aliénant, il ne faudrait pas sous-estimer pourtant la force du cliché de la mère-pélican, quelque peu occulté par les executive women des années 80 mais qui semble négocier un retour en force si l’on en croit la recrudescence de cas de burn-out maternel.

Comme le poncif de la femme-objet, le cliché de la mère courage se sacrifiant pour ses petits est profondément lié aux instincts notre animalité primaire (instinct de reproduction et instinct de conservation de l’espèce). Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les tenants d’une nouvelle vague dogmatique naturaliste, ceux-ci ne sont pas déterminants (ni d’ailleurs avilissants) : ils sont une donnée qui s’offre à notre réflexion et à notre prise de conscience. Ils ne sont pas davantage un point final à notre libre arbitre que n’importe quel autre déterminisme social ou environnemental. Pourtant, si ce stéréotype est si profondément ancré, c’est sans doute en raison du fait qu’il fait par ailleurs écho à nos racines judéo-chrétiennes - dont on sait qu’elles ont été déterminantes dans la construction de la pensée occidentale.

Ainsi, au Moyen Âge, la mère pélican était un symbole chrétien de courage et de sacrifice. Des observations superficielles de femelles en train de nourrir leurs petits de déchets sanguinolents de poissons ont en effet donné l’impression que celles-ci les nourrissaient de leurs propres entrailles. Dans la théologie chrétienne, le sacrifice, qui trouve son expression la plus éclatante dans la passion du Christ, est profondément valorisé. C’est ainsi que l’image du sacrifice de la mère pour ses enfants est devenu presque constitutif de notre vision de la maternité.

Cette conception de la maternité est encore extrêmement présente aujourd’hui. En parcourant le web et les réseaux sociaux, on s’aperçoit vite de l’omniprésence de deux tendances étroitement liées. D’une part, la maternité est un puissant facteur identificatoire. Elle est revendiquée et portée en étendard avec fierté. S’il ne fallait citer qu’un seul exemple parmi les multiples occurrences de cette tendance, il suffirait de parler du motherhood challenge qui, il y a un an environ, a littéralement envahi les réseaux sociaux.  D’autre part, pourtant, la maternité peut également être vue comme oppressive, parce qu’elle cristallise énormément d’injonctions de toutes sortes auxquelles les femmes, bonnes élèves, vont tenter de correspondre à tout prix (y compris celui de leur santé, jusqu’au burn out).

Ici encore, on peut constater toute notre ambivalence face à ces clichés qui nous définissent autant qu’ils nous enferment. Il s’agit tout à la fois d’afficher l’image d’une maternité portée avec fierté en bandoulière comme un élément essentiel de notre identité, de montrer à quel point cette maternité est épanouissante et de rappeler à quel point elle nous rend plus fortes parce qu’elle est vue comme une tâche surhumaine, faite pour des wonderwomen. Passives-agressives, sacrifiées consenties (et même revendiquées comme telles), les mères oscillent entre recherche de la reconnaissance de la difficulté de leur tâche et fière revendication de leurs superpouvoirs (constitutifs de leur féminité-maternité) à tout gérer.

Effrayées par la liberté, dans l’injonction permanente

L’image de « la femme » dans nos sociétés se cherche entre peur panique d’une liberté totale sans cesse revendiquée par des féministes malheureusement de plus en plus haïes, retour d’un discours naturaliste opposé aux dérives du consumérisme moderne, crainte d’une forme de menace - agitée par les populistes et identitaires de tous poils - contre l’image de la femme sexuellement libérée en raison de l’arrivée massive de « migrants » culturellement différents et vus comme plus habitués à un modèle de société dans lequel la femme est soumise.

Pas plus que les hommes, nous n’échappons au ressac de ces différentes tendances. Prises au cœur de paradoxes qui nous dépassent partiellement, nous louvoyons pour exister sans nous noyer. Car en effet si nous percevons que la féminité fait partie de notre identité, concevoir celle-ci comme une page blanche sur laquelle nous n’aurions plus qu’à inscrire nos propres mots peut en revanche donner le vertige. Dans cette peur du néant, cette angoisse de la page blanche, le confort des stéréotypes traditionnels nous apparaîtra toujours comme un refuge. Surtout si, par peur panique d’être les seules à vivre cette panne d’inspiration, nous rappelons à l’ordre nos semblables en relayant nous aussi les injonctions que nos sociétés patriarcales ont réservées aux femmes. Quitte à accepter pour cela une forme d’aliénation…

Pourtant, sans liberté, l’être humain est un roi déchu, un mendiant de lui-même. La liberté est une quête fondamentale, pour les femmes comme les hommes.

Sur les chemins de la liberté

Les chemins de la liberté sont résolument intérieurs, certes, mais y cheminer dans la solitude ne mène nulle part…

Quand il s’agit de choix et d’identité, nul n’a la bonne réponse, mais toutes les questions sont pertinentes. Interroger sans relâche les ressorts de nos propres visions de la féminité me semble fondamental si nous nous voulons libres. Pourtant, ceci ne suffira pas si nous ne nous libérons pas aussi les unes les autres par la bienveillance et le refus de l’injonction, c’est-à-dire le refus de la certitude.

Il y a des millions de façons d’être une femme, mais une seule façon d’être féministe : laisser le choix et la parole à toutes les femmes. Le féminisme qui libère est nécessairement inclusif et tolérant. Il ne se construira pas dans l’opposition des unes contre les autres. Il se construira avec les femmes qui travaillent sur le marché de l’emploi et celles qui travaillent ailleurs ; avec celles qui sont nées femmes et celles qui le sont devenues autrement ; avec celles qui pratiquent leur religion et affichent leurs convictions et celles qui sont athées ; avec celles qui sont devenues mères et celle qui ne le veulent pas ; avec celles qui ont fait des études et celles qui ont l’expérience de la vie ; celles qui sont voilées et celles qui pratiquent le nudisme ; avec celles qui veulent allaiter leur enfant et celles qui veulent le nourrir autrement ; celles qui veulent donner la priorité à la régularité et la qualité du lien avec leurs enfants et celles qui tiennent d’abord à leur autonomie, y compris affective ; avec celles qui sont exubérantes et celles qui sont pudiques ; avec celles qui aiment les hommes et celles qui aiment les femmes, … c’est-à-dire avec toutes celles qui se reconnaissent comme femmes.

Les chemins de la liberté sont pavés de bienveillance.




[1] Différentes études menées par le professeur Michael Lewis ont étudié la part d’inné et d’acquis dans les différences de comportement entre les garçons et les filles. Une de ces études, portant sur l’attitude des petits garçons et des petites filles mis en situation d’échec face à une tâche donnée a été rapportée dans le documentaire de 2009 de Thierry Berrod Du bébé au baiser, présenté par le professeur René Zayan de l’UCL.
[2] Delphine Horvilleur, En tenue d’Eve ; Féminin, pudeur et judaïsme, Grasset, 2013.